Le point de vue d'Alain Mérieux sur ce que pourrait être une économie souhaitable — Les Entretiens de Valpré

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Au croisement de l’entreprise et de la personne humaine

Le point de vue d'Alain Mérieux sur ce que pourrait être une économie souhaitable

Alain Mérieux, Président d’honneur de la 20è édition des Entretiens de Valpré.

Quelle est votre vision de l’avenir et comment l’entreprise pourrait contribuer positivement à une économie plus respectueuse de l’environnement et de l’humain ?

Avant d’aborder le problème de l’économie souhaitable, je souhaiterais vous donner mon ressenti personnel, à un âge respectable et après beaucoup de voyages à travers le monde. Depuis 15 ans, je m’occupe beaucoup de la Fondation Mérieux* qui s’est donnée pour mission de lutter contre les maladies infectieuses dans les pays vulnérables. Ce qui me frappe, c’est que nous rentrons dans un monde de plus en plus complexe, de plus en plus discontinu, et de plus en plus violent. La Fondation est implantée dans 17 pays où je me rends régulièrement. Ce sont des pays où tout est très compliqué. Tous connaissent une démographie galopante, peu contrôlée, parce que souvent la culture, la religion font barrage à un planning familial sérieux. Ces pays sont confrontés à des besoins que nous appelons dans notre jargon, de « santé globale », ce qui représente :

  • la médecine au sens large (vaccination, thérapeutique etc…),
  • l’eau, l’alimentation et la nutrition,
  • et enfin l’éducation.

Ce triptyque est absolument indispensable si l’on veut sortir durablement les régions concernées de l’ornière dans laquelle elles se trouvent. Ce que j’observe me laisse une vision à la fois pessimiste parce que la situation se dégrade inexorablement, mais également optimiste parce que je rencontre des gens absolument extraordinaires qui ont la volonté de se battre et de réussir, issus de tous milieux et souvent du milieu religieux… 

Alors, pour revenir au sujet, oui, bien sûr, il nous faut repenser notre modèle d’économie. Que faut-il souhaiter pour l’économie ? Je pense qu’une économie doit d’abord être rentable, ne fut-ce que pour rendre possibles les investissements, la recherche et l’innovation, une juste rétribution des collaborateurs et des actionnaires. A la suite de ça, on peut veiller à ce qu’il y ait une façon de vivre agréable à l’intérieur de l’entreprise, mais je pense que ce problème est dépassé par l’ampleur des défis qui sont les nôtres aujourd’hui. Je n’ai pas la réponse, je dis simplement qu’il faut avoir l’intelligence de comprendre que le monde change et que les paramètres auxquels nous étions habitués sont en train de basculer. Voilà mon analyse. Il faut aussi penser à ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée. Si l’on n’a pas, par exemple, dans le domaine de l’immigration des réponses à apporter à la situation dans ces pays… lorsque les gens auront faim, ils viendront ! 

Comment la France, et plus largement l’Europe, peuvent-elles aider à relever ces défis ?

Une des constantes observées, c’est que la part de la France et l’exemplarité française font de moins en moins envie. Nous sommes de moins en moins attractifs. Quand vous allez au Moyen-Orient, dans l’ensemble de l’Afrique et même en Amérique Latine, à quelques exceptions près, les démocraties sont remises en question. Le modèle qui est le nôtre ne correspond plus aux besoins. Vous avez en face de vous une dialectique qui vous dit que finalement, les 1ers droits de l’homme, sont de se nourrir, se soigner et s’éduquer… Pour le  reste ? Si nous avons les moyens de le faire tant mieux ; on admire beaucoup notre culture, mais nous ne correspondons plus aux besoins actuels.  Je ne dis pas que tout ceci est perdu mais je dis que l’on assiste aujourd’hui à une espèce de bouleversement mondial, à l’émergence de nouveaux besoins auxquels les organisations démocratiques ne semblent pas répondre. 

En dehors de la rentabilité que vous avez évoquée tout à l’heure, quels pourraient être les critères d’une économie souhaitable ? Est-ce que c’est l’emploi, le pouvoir d’achat, l’innovation …

Bien sûr, au-delà de la rentabilité, il faut considérer ses salariés donc c’est la question du pouvoir d’achat. Ce sont aussi des écarts de salaires moins effarants. Mais tout d’abord, il faut être rentable pour rémunérer des actionnaires qui nous permettent d’investir, pour apporter l’excellence à ses clients, pour établir des relations équilibrées avec ses fournisseurs. C’est ça aussi pour moi une entreprise souhaitable. La 1ère chose c’est de respecter les autres. La compliance, le behaviour, sont bien sûr nécessaires, mais viennent après. Il faut d’abord avoir des convictions et une vision. 

Vous parlez des distorsions salariales, y a-t-il une façon de résorber dans nos sociétés ces anomalies ?

Pour ça nous avons le benchmarking qui compare le salaire des uns et des autres avec ceux des entreprises environnantes. Aux Etats-Unis, le benchmarking est permanent, mettant d’ailleurs en évidence une flambée des salaires des dirigeants qui n’est pas acceptable. Personnellement je considère qu’il doit y avoir un écart de salaire raisonnable et acceptable entre le patron et ses employés.

Vous dites que le modèle français, la France en général, ne font plus envie, qu’est-ce que l’on a perdu selon vous ?

Nous avons perdu parce que nous sommes moins forts qu’à une époque. Nous sommes quand même très dépendants industriellement du reste du monde. Je considère que la suppression du plan et de l’aménagement du territoire, a été une énorme erreur. Nous avons eu des approches très libérales, basées sur la notion de fabless, c’est-à-dire une économie sans usine, c’est quand même très difficile. Nous le payons aujourd’hui avec la Covid. La financiarisation du monde entrepreneurial est également un désastre. J’aime la finance mais la financiarisation de l’économie et le short term sont vraiment le crépuscule de l’industrie. Il faut avoir un capitalisme entrepreneurial de long terme. Faute de quoi, l’équipe qui dirige n’a qu’un souci, c’est de délivrer chaque trimestre et c’est ainsi que l’on fait beaucoup de bêtises. Il y a des moments où le système libéral sans frein mène à la catastrophe.

Je ne suis pas pessimiste contrairement à ce que vous pourriez penser, je suis juste lucide sur un monde qui change. Rien n’est perdu, il y a des gens formidables… Regardez, par exemple, notre Fondation a créé 17 laboratoires qui portent le nom de mon fils Rodolphe dans le monde. Les 17 sont dirigés par des scientifiques nationaux, il n’y a aucun français. Un cambodgien dirige au Cambodge, un malien au Mali… Il y a une élite qui n’existait pas il y a 20 ans et qui se développe.  

Pour reprendre la question sur les droits et devoirs qui semblent être de plus en plus importants, quand vous voyagez la question de l’environnement passe-t-elle en second plan ?

Ah non, elle ne passe pas derrière parce que notre métier, ce sont les maladies infectieuses. Il existe un article de l’INSERM** dont je conseille à tout le monde la lecture. Il estime aujourd’hui dans la faune animale sauvage à 1 700 000 le nombre de virus inconnus, parmi lesquels de 630 000 à 820 000 pourraient infecter l’homme. La situation est régulée par le biotope… le jour où l’on déstabilise le biotope, le jour où l’on massacre les rhinocéros et les éléphants pour leur ivoire, le jour où l’on coupe l’eau des rivières, le jour où l’on déforeste, le jour où l’on provoque un changement climatique, le biotope change. Et quand le biotope change, les bactéries et les virus qui ont pris une avance sur nous, nous envahissent… Regardez depuis le Sida : le Zika, le Chikungunya, le West Nile, la Rift Valley fever , l’Ebola, le SARS, le MERS-CoV … les virus pleuvent ! Donc l’environnement, c’est fondamental. 

Globalement, il y a une prise de conscience des chefs d’entreprise de l’impact de leurs activités sur l’environnement

Oui bien sûr et de plus en plus. Il faut être optimiste. 

Pourriez-vous dire un mot sur l’entreprenariat puisque vous êtes un grand entrepreneur. Est-ce que vous ne trouvez pas qu’en France, on a quand même plus de jeunes entrepreneurs de grande qualité ? Cela devrait quand même nous donner confiance pour l’avenir ?

Oui c’est vrai et c’est une bonne chose. Notre Président Emmanuel Macron a redonné une impulsion à la jeunesse … mais il faut que ça suive derrière. Il faut dépasser l’effet d’annonce. Il faut beaucoup de choses pour qu’un pays décolle. Il faut relancer l’investissement industriel, il faut beaucoup de brevets d’innovations… Ce qui se fait, de ce côté-là est très bien. Et pour l’attractivité de la France, un excellent boulot a été fait. Donc oui, on a accompli un certain nombre de choses que je suis le 1er à reconnaitre et à apprécier. Et puis les gens ont envie de créer, les gens ont envie de bouger… 

L’entreprise doit avoir une vision et la faire partager est fondamental. Ensuite, il s’agit tout simplement, de mettre des dirigeants capables et exemplaires, qui donnent envie de les suivre. C’est pour ça qu’il faut non seulement avoir de bonnes idées mais aussi des hommes pour les appliquer. Et ces hommes doivent présenter une certaine forme d’exemplarité et savoir passer devant quand ça va mal.  

Le grand message que je souhaite faire passer, c’est que nos systèmes démocratiques ne sont pas universels et ne sont plus la référence mondiale

Seul un pays fort est aujourd’hui écouté. Plus que jamais notre pays et l’Europe doivent défendre leur modèle démocratique :

  • en renforçant leur économie, leur industrie, leur recherche et leur culture
  • en retrouvant leurs valeurs de respect, de partage et de fraternité.

C’est un bel ordre de marche !

 

* Alain Mérieux est Président de la Fondation Mérieux
Pour plus d’informations : https://www.fondation-merieux.org

** Magazine de l’Inserm - Dossier Grand Angle « Zoonoses : réconcilier l’humain et l’animal » Avril 2021

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